Que signifie sensibiliser ?

C’est ce que s’est demandé Aliénor, professeure de couture et chargée d’animation de sensibilisation à La Textilerie pendant 3 ans et demi. Nous publions ici le texte qu’elle nous a écrit, juste avant son départ pour arpenter le monde :). Nous en profitons pour la remercier pour son travail et sa contribution précieuse à notre association.

Ce terme de “sensibilisation” nous est familier au sein de La Textilerie. En tant qu’actrices de l’économie circulaire, nous l’utilisons presque quotidiennement. Il nous permet de présenter notre travail rapidement et en gardant une certaine souplesse, puisqu’il désigne de nombreuses pratiques de transmission de savoirs et de savoir-faire.

En interrogeant mes collègues sur le sens que ce mot avait pour elles, il y eut d’abord des tentatives de définition plutôt vagues :Ça veut dire de donner des informations clés pour mieux comprendre un problème”, “On fait de la sensibilisation au développement durable et à l’écologie par le textile”, “C’est le fait d’éveiller les consciences à un enjeux, d’apporter des pistes de réflexions sur un sujet”, qui révèlent le côté flou de ce terme : “Sensibiliser, c’est faire connaître un petit bout d’un sujet à une personne […] chez nous, c’est l’environnement, et un peu le social. Je n’utilise pas assez ce mot pour parler de mon travail.” , “Il y a plusieurs domaines où l’on peut sensibiliser les gens. Les violences, l’écologie…je n’utilise pas ce mot. Nous, on sensibilise les gens à ne pas jeter, à acheter moins, à réparer […] Dans ce métier, on sensibilise aussi les gens à acheter seconde main”.

Le fait que mes collègues et moi-même n’utilisions pas le terme “sensibilisation”  pour parler de notre travail me pose question. En y réfléchissant, c’est vrai que ce mot est si lisse, si flexible, qu’il se prête à n’importe quelle activité en lien avec du public, quel qu’il soit. Tout le monde s’y retrouve… et, dans un “en même temps” agaçant, personne ne semble se l’approprier vraiment. Il ne déclenche aucune image mentale, aucune émotion particulière.

Pourtant, il laisse deviner quelques aspérités intéressantes. 

Une de mes collègues me met sur une piste… Elle évoque une remarque entendue ailleurs : “Difficile de se rendre compte de son impact quand on trie des chaussettes toute la journée…” C’est vrai qu’il faut se rappeler tous les jours qu’on est là pour expliquer pourquoi on est là. La sensi’ est dans toutes nos activités, même si parfois on l’oublie car on souhaite que ça fonctionne… alors que la sensi’ est vraiment au coeur de notre métier”

Si la sensibilisation est en effet au cœur de notre métier, la réalité du quotidien en ressourcerie nous rattrape souvent : on trie des vêtements usés dont personne ne veut, on répond à des mails administratifs, on répète des centaines de fois comment enfiler une machine à coudre.

A mes yeux, ce terme est une mise à distance de notre vécu réel, un euphémisme pour le travail nécessaire et laborieux que l’on effectue tous les jours en ressourcerie. Une collègue complète mon avis : “Je trouve que c’est un mot chiant. Nous ça nous permet de définir notre activité, mais il ne faut pas utiliser ce terme pour le grand public. Je ne le dirai pas, car la plupart des gens pensent qu’ils sont déjà sensibilisés… je trouve intéressant de le faire sans qu’ils s’en rendent compte”.

Je comprends que la place de ce mot inoffensif, poli et convenu, n’est pas à l’intérieur : comme une clé, il permet d’ouvrir des portes vers l’extérieur de nos murs…

Avec ce mot embarqué dans nos prises de contact, nous pouvons cheminer vers d’autres milieux, et toucher d’autres personnes que celles qui viennent naturellement vers nous. Nous pouvons mettre un pied dans un territoire passionnant et sans limites : celui des questions que nos interlocuteurs ne se posent pas, des renversements de situations, des réflexions qui restent collées à l’esprit longtemps après l’atelier. Atteindre ce territoire des possibles, c’est le but même de la sensibilisation. Avec ce petit mot facile et avenant, nous essayons d’inciter les participant.es des ateliers à ouvrir d’autres portes dans leurs vies.

“Où est-ce que j’ai jeté mon dernier vêtement ?”, “Comment se fait-il que ma grand-mère ait pratiqué la couture toute sa vie, et que je n’ai eu aucune idée de la complexité et de la beauté de ce savoir-faire ?”,  “A quel point notre production textile est-elle un champ de ruine pour que toute ma garde-robe provienne d’Asie du Sud-Est?” 

Utilisé comme une clé et confiné à cet usage, le mot “sensibilisation” soulève des questions dérangeantes que son aspect lisse ne pouvait pas prévoir. Discrètement, il recouvre un vaste champ de qualités dont il me tient à cœur de parler ici.

L’art de sensibiliser s’exprime entièrement dans le dialogue : il faut provoquer sans braquer, remettre en cause sans culpabiliser, informer sans déprimer.

Comme ligne de conduite, je garde en mémoire toutes les étapes par lesquelles je suis passée avant, ne serait-ce que d’être attentive à ces thèmes, de me sentir concernée, puis encore les étapes pour que je commence à aligner mes actes sur mes convictions.

En plus d’une belle dose de patience et d’empathie, il faut essentiellement être sincère durant ces dialogues. Cela peut sembler naïf, mais c’est stratégique : le but étant de soulever des interrogations et d’encourager les actions positives, il n’y a aucune chance de réussite si on ne pense pas ce que l’on dit. Reconnaître que certaines personnes ont des opinions tranchées, des sensibilités exacerbées, des questions cruciales qui les préoccupent depuis longtemps, que toute cette matière est reliée à leurs identités. Les occasions de s’exprimer librement dans un cadre bienveillant manquent trop souvent.

Alors, il faut être précise, ouverte et par-dessus tout, bien écouter les participant.es : les paroles, les postures, les gestes, les réactions, les expressions, et les silences.

Finalement, ce sont les participant.es qui mènent la danse. Elles et ils abordent les sujets sur lesquels elles et ils sont prêt.es à parler de leurs vécus, à écouter celui des autres, à échanger des conseils et des connaissances. Animer un atelier de “sensibilisation” consiste à écouter, observer, et à orienter les conversations vers le thème sur lequel on aimerait que la société s’améliore (le gaspillage textile ou la transmission des savoir-faire textile par exemple). Naturellement, des idées qui circulent dans la société se retrouvent à l’atelier. Il s’agit alors de compléter, informer, démentir, préciser, nuancer, et laisser, toujours, le maximum de place à l’écoute.

Alors, quel est l’intérêt de faire ce que l’on fait, et avec cette méthode ?

Si, à la fin d’un atelier, on est parvenu.e.s à faire connaître un peu mieux le sujet aux participant.e.s, c’est une victoire. Pas suffisante pour faire advenir un changement global, mais une victoire nécessaire à ce changement, et joyeuse. La plupart du temps, le seul fait d’avoir réussi à ouvrir un moment agréable, instructif et en confiance, est une réussite en soi. Des signes qui ne trompent pas : l’air concentré des personnes sur leurs ouvrages et leurs aiguilles, des mots de partage et d’encouragements entre inconnu.es, des souvenirs de grand-mère invoqués, des mains reconnaissant la qualité d’un tissu en s’étonnant de sa texture particulière, des vêtements qui repartent avec panache pour une nouvelle vie.

On peut être fières de ces moments. 

Grâce à ce modeste moyen que sont les ateliers de “sensibilisation”, nous créons ce qui nous manque. Des informations honnêtes de personne à personne, le fait de valoriser des pratiques de sobriété trop longtemps stigmatisées, des savoir-faire liés aux textiles, d’un esprit de collectif simple et bienveillant, de gagner en autonomie pour s’éloigner quelques instants, de notre rôle ô combien stérile de consommateur.ice  Et puis, quel plaisir de participer à cette éveil de capacité chez les un.es et les autres !

Newsletter

Inscrivez-vous pour recevoir des nouvelles de nos cours, projets et événements (2 à 3 fois par trimestre)